Deux comédiennes avec un masque chirurgical manipule des empreintes dentaires comme des marionnettes

Des répétitions qui donnent le sourire

Certains lieux ont rouvert leurs portes aux résidences. Mais comment répéter avec masques et autres mesures sanitaires ? Immersion avec la compagnie Les Pieds dans le vent qui répète « Bouches » à la Roseraie.

Par Catherine Makereel, le 2/06/2020 à 08:58

Bouche article le soir

À voir les dentiers de plastique caqueter joyeusement sur la table, rire à pleines gencives et exhiber leurs mâchoires décomplexées alors que les comédiennes qui les manipulent sont masquées, sourires ou grimaces dissimulées derrière un bout de tissu noir, on pourrait croire que c’est encore un coup du Covid, contaminant l’imaginaire des artistes comme une carie grignote une molaire. Sauf que… L’histoire de Bouches, actuellement créée par la compagnie Les Pieds dans le vent, a pris racine dans l’esprit de l’équipe bien avant que le coronavirus ne vienne voler, cacher, masquer nos expressions buccales.

« Tout cela date d’il y a un bout de temps, alors que j’étais en visite chez le dentiste, se souvient la metteuse en scène Valérie Joyeux. En voyant, sur une étagère du cabinet, ces empreintes de dents, toutes de travers, en plâtre, j’y ai vu des personnages. Des années après, en rencontrant des comédiennes formidables à l’IAD (Institut des arts de diffusion, NDLR), je me suis dit : si je trouve une idée, je les engage. Et c’est là que m’est revenue cette vision des empreintes de dents. »

Bavardes de compétition

Les deux « comédiennes formidables » s’appellent Céline Beutels et Alice Borgers et sont aujourd’hui à la manœuvre, sur le plateau, pour animer ces bouches, imprimées en 3D en suivant le modèle d’empreintes empruntées à un orthodontiste. « Avant un spectacle, on dit généralement aux enfants : “ taisez-vous, fermez vos bouches.” C’est dit plus ou moins adroitement pour s’assurer une représentation silencieuse. C’est logique, c’est l’éducation, et je n’ai rien contre, mais ça m’interpelle. En fait, dès qu’un enfant apprend à parler, il apprend aussi à se taire. Or le bavardage est une impulsion chez les enfants », sourit (du moins, c’est ce que l’on imagine derrière son masque) une Valérie Joyeux qui avoue être elle-même une bavarde de compétition.

A la Roseraie, dans une des salles de répétition rouvertes aux artistes depuis quelques semaines, ce sont donc ces drôles de mâchoires-personnages qui font la conversation, animées par des comédiennes qui ont dû s’adapter aux mesures sanitaires en

vigueur. « C’est sportif de jouer avec des masques », confie Alice Borgers. « C’est pour ça qu’on fait des journées plus courtes – on finit à 16 h 30 tous les jours – parce que c’est fatigant de jouer derrière un masque », confirme Valérie Joyeux. Il a d’ailleurs fallu essayer plusieurs modèles pour trouver le tissu adéquat. « Si le tissu est solide, la voix ne passe pas , précise Céline Beutels. Pour jouer, on a choisi ceux-ci parce qu’ils sont plus fins. Si je fais un solo, alors j’enlève le masque car je me tiens à bonne distance des autres. »

Sécurité sanitaire

Écrin de verdure situé à Uccle près de Linkebeek, Beersel et Drogenbos, la Roseraie accueille cette semaine-là neuf compagnies en résidence, selon des règles bien rodées : chaque compagnie a son espace de travail, ses propres toilettes, du gel hydroalcoolique dans les salles. « On apporte nos gourdes, nos collations et on ne mange pas avec les autres compagnies, ce qui fait qu’on ne se croise jamais », explique Valérie Joyeux.

Quant à la manipulation des marionnettes, chaque comédienne a ses propres bouches à actionner. « Et puis, à chaque pause, on se lave les mains, précisent les comédiennes. Quand nous avons des collaborateurs extérieurs, comme notre costumière- accessoiriste par exemple, qui viennent, on se tient loin des uns des autres et on se nettoie encore plus souvent les mains. »

Finalement, le défi le plus grand pour l’équipe ne tient pas dans l’adaptation des répétitions aux mesures sanitaires mais à l’incertitude de tous les à-côtés. « Nous sommes aussi engagés sur d’autres projets, qui ont été annulés ou déplacés. Maintenant que les choses redémarrent, il faut jongler avec les agendas et trouver des lieux de répétition. Dès qu’une semaine se libère quelque part, on se jette dessus ! »

Les enjeux sont multiples autour de Bouches, dont la première est prévue aux prochaines Rencontres de Théâtre Jeune Public – elles-mêmes réorganisées pour se tenir non plus à Huy à la mi-août, mais à Liège à la mi-novembre. Non seulement, la pièce marque un début de carrière forcément fragile pour de jeunes comédiennes tout juste sorties de l’IAD, mais il permet d’apporter une pierre à l’édifice d’un statut d’artiste tant convoité, mais rendu plus inaccessible que jamais par la crise actuelle.

« Finalement, les inconnues liées au virus ne sont pas plus compliquées à gérer que les inconnues liées au statut d’artiste », résume Valérie Joyeux.

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