Sur scène, une chaise roulante

Sur scène, aux Rencontres théâtre jeune public, Valérie Joyeux assume sa chaise roulante et nous parle, avec son partenaire Vincent Raoult et avec le metteur en scène, Christian Dalimier, de ce cap franchi, du deuil du mouvement, des toutes les adaptations que cela a entraîné.

Par Laurence Bertels, Publié le 21-08-2022 dans La Libre

Rencontres de théâtre jeune public : Valérie Joyeux

Peuplées d’étranges mots, les nuits troublantes de Marc sont plus belles que ses jours. Dès qu’il s’éveille, sa différence s’impose. N’est-il pas un petit garçon comme les autres ? L’enfant, interprété avec juste fraîcheur par Vincent Raoult s’interroge. Que lui raconte ce langage mystérieux et incompréhensible ? Où va-t-il le mener ? Perturbé, il erre comme une âme en peine, en quête d’une personne susceptible de comprendre le charabia de ses rêves. Il part alors à la rencontre de la bibliothécaire, Mademoiselle Berlingot, une Valérie Joyeux toujours aussi malicieuse, dont il écorchera souvent le nom. Elle l’aidera à comprendre d’où viennent ces sons, ces verbes, ces phrases qui s’emparent de son esprit.

Une belle complicité naîtra de cette rencontre et de cette odyssée linguistique, portée par une scénographie élégante et ingénieuse, venue rappeler que chaque langue qui disparaît est une mémoire qui s’éteint.

Émerveillé par l’optimisme et la science de la bibliothécaire, le petit garçon apprendra grâce à elle qu’il existe 6000 langues à travers le monde – dont le Wallon, bien sûr, que Valérie Joyeux parle avec un plaisir non feint – et qu’il importe de préserver chacune d’entre elles.

Un texte et une mise en scène de veine classique de Christian Dalimier qui rend un bel hommage à la langue, qui touche les enfants, et qui, fait rarissime, nous montre une comédienne, Valérie Joyeux, en chaise roulante sur scène.

Atteinte de la sclérose en plaques depuis plusieurs années, elle a décidé, cette fois, de franchir le cap et d’assumer son handicap. Elle nous en parle, entourée de son partenaire, Vincent Raoult, et du metteur en scène, Christian Dalimier. Une équipe qu’elle bénit.

©Pierre Exsteen – Province de Liège

Valérie Joyeux, que représente pour vous le fait de jouer en chaise roulante ?

Arriver sur scène avec des béquilles comme je marche, cela fait mal aux spectateurs, inévitablement et comme ce n’est pas solutionnable dans une fiction puisque ce ne l’est pas dans la réalité, on a essayé en chaise. Ma première entrée en scène était troublante. Mais on trouve que dans le monde adulte, les enfants n’ont pas de problème avec la chaise. Dans la première version, on en parlait un peu mais alors, les enfants demandaient pourquoi j’étais en chaise. Tandis que là, on n’en parle jamais dans la pièce et du coup, une fois sur dix, un enfant me demande : « mais vous êtes vraiment handicapée ? » Dans ma vie privée, le regard des enfants est plus simple que celui des adultes. Après réflexion, on s’est dit, évidemment qu’on veut tous se mobiliser pour banaliser cette chose qui existe plus qu’on le croit. On fait ce pas-là qui entraîne des découvertes au plateau.

Certains films comme Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Toledano avec Omar Sy et François Cluzet ne contribuent-ils pas à désacraliser le handicap ?

Certainement, mais dans ce film, évidemment magnifique, le sujet est la fiction. Ici, c’est ma réalité.En France et en Belgique, le regard n’est pas le même. En Belgique, on voit encore beaucoup de compassion. « Et en plus, vous riez ! « , me dit-on parfois. En France, on est plus dans un rapport d’homme à homme car on voit plus de handicapés en rue, l’espace public étant plus adapté.

Concrètement, comment cela se passe-t-il sur le plateau ?

V.J. : On découvre que l’apparition et la disparition d’une chose ne sont pas si simples, que le rythme est plus lent, que mon partenaire fait 1m87. On a joué côte à côte pendant des années mais s’il s’approche trop près, il y a un rapport de domination.

C.D. : Le temps est différent. Aller à la toilette, aller manger, tout prend un peu plus de temps et on apprend plein de choses sur le temps.

V. R: Sur le plateau, le temps n’est pas le même car Valérie anticipe pour faire des mouvements. Quand, on joue, on fait un quart de tour pour rien, mais ici, c’est une grande manœuvre de faire un quart de tour. La machine prend de la place, du temps et de l’espace visuel. Il faut donc veiller à une économie de mouvement

V.J. : Tout à coup, nos réflexes de jeu sont changés.

La machine enlève-t-elle ou apporte-t-elle quelque chose au spectacle ?

V.J. : Pour moi, elle enlève. Je suis hyper frustrée car la tentation d’un comédien ou d’une comédienne est de courir, de se lever… La première fois que j’ai traversé la scène en chaise, c’était vraiment troublant, un véritable deuil, que je ne sens plus mais que je n’oublierai jamais. J’arrive plus à faire corps avec la chaise, mais elle me contraint. On n’a pas la même approche au niveau du plancher pelvien, du diaphragme. Je me souviens d’un prof de théâtre qui me disait : « C’est dans les mollets ! » Et aujourd’hui, je suis obligée de jouer assise.

Comment vivez-vous le fait d’avoir franchi ce cap ?

Il y a une militance qui vient. On peut tout faire, les gars. Allons-y ! D’ailleurs, c’est le personnage de la pièce qui bouge le plus dans les objectifs de vie.

C.D. : Les salles de spectacle sont adaptées aux PMR (Personnes à mobilité réduite) pour les spectateurs mais pas pour les acteurs. Les loges sont à l’étage.

V.J. : Je ne suis pas allée dans une loge depuis de années. Alors, cela fait partie de ma militance. Pourquoi est-il inimaginable qu’il y ait un acteur PMR ?

Comment gérer ce rapport de domination que vous évoquez souvent ?

V.R. : Si je me mets face à Valérie, je suis dominant. Si je suis derrière elle, on croit que je suis un infirmier, à son service. Cela donne donc des lectures différentes.

V.J. : Je bénis, vous pouvez l’écrire en gras et en rouge, mon équipe, d’abord de m’accepter, ensuite de trouver des solutions.

Comme ?

V.R. : On a mis de l’air entre les personnages et les seuls moments où on est l’un près de l’autre, on est assis.

Qu’a changé le fait de jouer en chaise ?

Techniquement, ce n’est pas le même appui, donc c’est curieux. Il y a la militance dans la coulisse, je ne l’amène pas sur scène. J’arrive à avoir du plaisir. Je m’amuse bien, mais il a fallu un peu de temps. Et puis je suis plus vite fatiguée. Je dois faire des petites siestes.

V.R. J’ai vu une aisance arriver assez vite. Au début, je me suis dit, cela va être laborieux et puis cela a été.

V.J. : Au début, il était difficile pour moi de m’imposer. Je dois toujours leur dire : « Attendez, je dois enlever les freins. Attendez, je dois tourner… » Pour moi, c’était douloureux de tout le temps rappeler que je ne suis plus comme avant.

V.R. : On a dû faire aussi un parcours, changer notre routine.

C.D. : Ce qui m’a frappé, c’est quand on a été chercher les costumes. Car une robe ne tombe pas de la même façon sur une personne en chaise. Elle tasse le tronc, manque de tombant. On ne voit pas le corps bouger de la même manière dans le costume.

V.J. : Pour moi, c’est le deuil du mouvement. Ma force à moi, c’était le mouvement.

C.D. : On fait aussi un métier d’une extrême précision. Il faut que techniquement, cela tienne.

Pouvez-vous me parler un peu plus du regard de l’adulte, si différent de celui de l’enfant ?

V.J. : Inconsciemment, et avec tout mon respect pour les gens debout, on a tous un manque de quelque chose, mais quand on croise quelqu’un où cela se voit, tout à coup, le pouvoir de la validité se réveille chez l’autre et il se sent supérieur. Je vois quelqu’un qui va moins bien et je me sens fort. Quand on aperçoit le manque chez l’autre, on croit qu’on ne l’a pas. « Oh Valérie, la pauvre, en chaise… » Il s’agit du validisme, le pouvoir du valide. C’est très fort. Je le sens tout le temps, c’est affreux. Et celui qui est atteint de validisme pense qu’on n’a plus de vie. Les gens sont en général gentils, mais il y a un malaise. Les enfants, eux, sont beaucoup plus à l’aise et leur spontanéité permet de faire retomber la pression.

V.R. : On voit peu de PMR sur scène comme on y voit peu de personnes de couleur sur scène. Ils sont donc peu représentés dans les écoles d’art car il n’existe pas d’exemple.

V.J. : On a vu plein de classes de handicapés et quand j’avais mon attelle sous mon pantalon et qu’ils la voyaient, ils étaient tout contents de me dire qu’ils avaient la même.

V.R. : Du côté des ajouts, je dirais que le spectacle se nourrit de cette différence supplémentaire puisque Marc, l’enfant de Rapa, souffre aussi de différence.

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